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  • Photo du rédacteurBlogeur Leclerc

Interview de Benoît Solès, auteur de la Machine de Turing, pièce aux quatre Molières

Dernière mise à jour : 17 avr. 2022


La pièce de Benoît Solès, la Machine de Turing a été étudiée par les élèves de troisième du collège en novembre-décembre.

Il nous a fait la gentillesse de venir dans notre établissement vendredi 7 avril avant sa représentation de La Maison du loup au théâtre Marmignon. Un grand merci à lui d'avoir accordé cette interview, à Aliénor, administratrice de tournée et à Madame Lasserre, directrice du service culture à Saint-Gaudens d'avoir permis cette rencontre !


Lou : Bonjour. Merci d’être venu. Pensiez-vous faire ce métier quand vous aviez notre âge ?


Benoit Solès : Disons que quand j’étais ado, quand j’avais votre âge, ma mère notamment m’amenait au théâtre. Moi je suis d’Agen, c’est pas trop loin d’ici. J’ai passé toute mon enfance et mon collège à Agen. Et puis j’ai fait un petit break entre huit et douze ans à Paris. Et, quand j’étais en cinquième, il y avait un club de théâtre au collège dans lequel je n’étais pas inscrit, en fait. J’aimais bien le théâtre mais je n’avais pas du tout imaginé que ça pouvait être mon truc. Moi je m’intéressais à plein d’autres choses notamment l’archéologie, je voulais être égyptologue, donc vraiment, rien à voir… Mais j’étais bon en français, pas bon en maths bizarrement pour Turing. Et donc, il y avait le club de théâtre qui avait prévu de faire un spectacle de fin d’année et c’était Antigone la pièce qu’ils avaient prévu de jouer. Je ne sais pas si vous l’avez lue : c’est une pièce qu’on étudie pas mal. Ils avaient pris toutes les personnes du club théâtre pour jouer la pièce devant tout le monde à la fête du collège. Et quinze jours avant, je pense que l’un des gars qui jouait le rôle principal a eu, je ne sais pas… il n’a pas osé, il s’est dit « Aaah, ça va être trop dur, je vais me faire moquer », je ne sais pas... Et, au moment où il annonçait sa décision de ne pas faire la pièce à la prof, moi, je suis passé vraiment pas hasard... C’est le destin, tu vois, je suis vraiment passé par hasard dans le couloir et la prof, elle m’a vu passer et vraiment, elle m’a attrapé et elle m’a dit : « Ah, toi t’es bon en français, je crois que tu dois avoir une bonne mémoire. T’as pas le choix, tu ne dis pas oui, tu ne dis pas non, tu viens et tu nous sauves le truc. »

Bon, je me suis dit, au fond pourquoi pas... Et je l’ai fait, j’ai appris le rôle hyper vite (quinze jours) et je me suis retrouvé sur scène dans la cours, un peu comme ça, sur une estrade devant tous les copains et les copines et les familles.

Là, j’ai compris pourquoi le mec ne l’avait pas fait. Je me suis dit « Ouais, d’accord c’est chaud. » Et je me rappelle d’ailleurs que quand je suis rentré sur scène avec le costume, et tout, un peu tous les copains se sont moqués de moi. Et, on a quand même joué la pièce et, moi, j’ai eu le souvenir quand j’étais comme ça dans la salle des profs en train de me préparer, de m’habiller comme font les acteurs professionnels et comme j’allais pourvoir le faire sans le savoir toute ma vie, j’avais le sentiment de faire quelque chose de familier, et je ne sais pas... un peu comme si dans une vie antérieure j’avais déjà été comédien ou je ne sais pas ou si jamais sans le savoir j’avais déjà envie de faire ça. Mais ça m’a paru facile d’apprendre le texte sans être prétentieux, ça m’a paru familier de faire tout ça. Et puis je l’ai fait, et les rires du début des copains sont devenus finalement plutôt l’écoute de la pièce et, à la fin, ils m’ont dit : « Ouais, bah tu t’en es bien tiré » et moi ça m’a juste donné envie d’aller voir plus loin et je me suis inscrit dans une troupe amateurs et là tout s’est enclenché. Enfin, c’est parti vraiment de cet accident au collège.


Lou : Et vous avez écrit des pièces, vous êtes dramaturge, vous avez écrit plusieurs pièces. Est-ce que vous avez une préférence entre écrire une pièce ou la jouer ?


Benoit Solès : Alors, moi vraiment j’ai voulu être un comédien. C’est-à-dire qu’après cette histoire de collège, je suis allé dans un cours un peu plus sérieux. Mais, alors, je n’imaginais pas du tout que je pouvais être acteur, faire une carrière professionnelle d’acteur. Enfin, il faut être lucide, c’est un métier hyper difficile. Il n’y a pas beaucoup de travail, beaucoup de chômage, tout le monde le sait. C’est un métier précaire même si en France on dispose d’un système d’aides notamment un système d’assurance chômage spécifique qui s’appelle l’intermittence du spectacle. Mais c’est quand même un métier dans lequel beaucoup d’artistes galèrent. Donc, moi, je voulais quand même faire ce métier tout en connaissant la difficulté et j’ai passé une grand partie de ma vie à faire ça, à jouer pas mal, de la télé, beaucoup de théâtre et le fait d’écrire, c’est venu un peu sur le tard, un peu par accident. En fait, comme font souvent les gens un peu plus jeunes, j’ai écrit une pièce comme ça, un peu sur l’histoire de ma famille, sur la jeunesse, tu sais, un peu comme on écrit son journal intime, une pièce qui n’avait presque pas vocation à être jouée devant des gens. Mais comme je l’avais écrite, j’ai eu envie de la montrer à une ou deux personnes qui m’ont dit : « Mais, en fait c’est pas mal. Comme t’es un acteur, tu dois bien sentir ce que c’est que faire une scène avec des moments drôles, des moments tristes... » un peu comme c’est dans Turing, finalement. Du coup, elle ne s’est jamais montée cette pièce-là. Mais ça m’a donné envie. J’en ai fait une autre encore un peu personnelle. Et j’en ai fait une troisième qui était vraiment une espèce de répétition de Turing. C’est sur un autre personnage, rien à voir, un auteur américain qui s’appelle Tennessee Williams qui a écrit des pièces de théâtre, qui a fait des films : celui dont parle la fameuse chanson de Johnny Hallyday Quelque chose de Tenessee, pour ceux qui la connaissent. Et cette pièce-là, elle s’est montée, je jouais dedans, c’était déjà un biopic, c’est-à-dire une pièce qui parle d’un homme qui a vécu. Et ça a été, dans la forme aussi, une espèce de répétition de la Machine de Turing. Parce que ça parlait de ce dramaturge américain, que je jouais à plusieurs époques de sa vie avec un camarade, un copain qui jouait plusieurs rôles. Donc, en fait, tu vois, j’ai repris dans la Machine de Turing ce que j’avais fait pour Tenessee Williams et ça a été mon premier essai en tant qu’auteur et les gens ont bien aimé la pièce. Elle n’a pas marché énormément, mais, quand même, ça m’a fait continuer. Et puis après, ça m’a mené à Turing. Mais, moi, je dis souvent que je suis plus un comédien qui écrit qu’un vrai auteur. J’ai encore presque un peu de gène à me dire que je suis un auteur. Bon, maintenant j’en ai écrit quand même plusieurs donc je me considère quand même comme un auteur, mais c’est par le fait d’être comédien que je suis arrivé à l’écriture.



Lou : Qu’est-ce qui vous a attiré pour écrire La Machine de Turing ?


Benoit Solès : Oui, alors, il y a eu toute cette histoire que je t’ai racontée sur le comédien qui cherche un peu à écrire et puis sur Turing, il y a vraiment eu la découverte du personnage parce que, vous, maintenant, vous le connaissez à travers la pièce, peut-être certains avaient vu le film Imitation game qui parle de lui. Mais, moi, quand je m’intéresse au personnage, c’est en 2008, ça remonte pas mal et j’ai écrit la pièce presque dix ans plus tard. Mais en 2008-2009 j’entends parler de lui, en fait, par accident. Je suis chez une amie et, à un moment, elle va coucher ses enfants et puis moi je regarde un truc sur mon téléphone. Je cherchais un truc lié à la pomme comme le logo d’Apple, tout ça. Et je suis tombé sur une page Wikipédia qui parlait d’un mathématicien anglais, concepteur de l’informatique qui a craqué le code secret des nazis, qui était probablement très bègue, probablement autiste, qui était homosexuel, qui a été condamné pour ça et qui s’est suicidé en trempant une pomme dans du cyanure parce qu’il adorait Blanche Neige ce qui aurait donné le logo Apple. Et je ne le connais pas et je trouve ça dingue… je trouve ça dingue qu’un mec qui a eu cette espèce de destin incroyable soit non seulement pas connu, et mais ne soit pas reconnu, surtout. Et je commence... et je cherche à comprendre pourquoi on ne le connaît pas. Et je découvre que cette histoire de condamnation a fait qu’on a essayé d’effacer sa trace, peut-être parce que le gouvernement britannique n’était pas très fier de l’avoir laissé condamner alors qu’il nous avait fait quand même gagner la guerre, c’est fou, quoi quand même... Et, je me dis, il y a de quoi faire une pièce parce que le personnage est hyper intéressant : un génie et en même temps un personnage avec des fragilités, des différences, de la sensibilité, en même temps beaucoup de force, parce que quand même il en avait, quelqu’un qui a changé le cours du monde en nous faisant gagner la guerre mais aussi qui a changé le cours de nos vies parce qu’aujourd’hui on ne parle pas allemand, on a quand même battu Hitler... Mais il a aussi inventé l’informatique, ce qui est quand même quelque chose qui a changé nos vies et qui nous impacte au quotidien. Donc je me dis que ça vaut le coup de faire une pièce sur lui parce que le personnage est incroyable et que ça peut peut-être participer à sa réhabilitation. Donc j’essaie de trouver les infos, c’est pas évident, il n’y en a pas beaucoup à l’époque. Tout a été classé, tu sais comme ce que l’on voit dans les films, tout a été classé top secret, pareil, parce que le gouvernement disait : "Il ne faut pas trop qu’on sache ce qui lui est arrivé."

Donc, j’arrive à trouver des infos, je découvre qu’il y a eu une première pièce en Angleterre il y a trente ans, qu’il y a eu une biographie qui a été écrite. Et puis le temps passe, je suis pris par d’autres trucs, j’ai du mal aussi à raconter une telle histoire dans une pièce, c’est pas facile. Et puis j’apprends qu’il y a le film qui va se faire, et alors, bon je me dis, c’était évident que ça allait arriver, il va y avoir un énorme film, c’est d’ailleurs à l’époque Leonardo Di Caprio qui devait jouer le personnage, finalement c’est Benedict Cumberbatch, très bon acteur au demeurant. Le film se fait, moi j’abandonne complètement le projet de faire la pièce et je vais voir le film en 2013 qui est vachement bien, d’ailleurs, mais qui parle presque que d’Enigma, et du côté : la guerre, le code secret... Et ça ne parle pas vraiment du personnage dans ce qu’il a de plus subversif, c’est-à-dire de dérangeant : ce qui l’a rendu anticonformiste à l’époque, pourquoi le gouvernement a eu peur de lui, pourquoi on a effacé sa trace. Finalement, toutes les raisons qui avaient fait à l’époque qu’on avait effacé sa trace se sentaient encore dans le film d’aujourd’hui. Et notamment une espèce de gène par rapport au fait qu’il était gay. Dans le film, ils ne disent pas qu’il était hétéro mais enfin, quand même, on sent qu’on est un peu embarrassé avec ça. Comme c’est un grand film hollywoodien, il ne faut peut-être pas trop aller là-dedans…

Je me dis c’est quand même incroyable que ce film qui va être l’hommage définitif à ce personnage conserve encore quelque part une part de gène, peut-être de honte par rapport aux aspects les plus dérangeants, en tout cas pour certains, de sa personnalité. Et ça m’a donné une espèce de truc de me dire « bah en fait si le film aura un retentissement mondial que n’aura jamais une petite pièce de théâtre, ça vaut quand même le coup de le faire !", pas pour faire un truc, genre pro-gay ou je ne sais pas quoi, non, mais simplement se servir du théâtre, qui par définition est un espace où on joue en vrai sur une scène presque comme celle-là devant un public presque comme vous êtes là, et qui, aussi parce que ce n’est pas une industrie comme le cinéma mais presque plus un artisanat, on est aussi plus libre de dire ce que l’on veut. Il n’y a pas de contraintes financières, à se dire « Ah non, si tu le montes comme ça, ça marchera pas, on ne va pas gagner assez d’argent ou je ne sais pas quoi. » Donc je me suis dit la pièce pourrait compléter modestement le film en montrant de façon plus libre ce qu’était selon moi le personnage. Je me dis « Bah je le fais. »

Et je le fais dans un théâtre à Avignon au festival, mais dans le off, c’est-à-dire le truc pas du tout conventionnel, pas du tout institutionnel, pas du tout financé. Je suis dans un théâtre qui a cette taille-là pour un public pas beaucoup plus nombreux que vous dans un bon théâtre avec une production mais ça part tout petit, petit, petit. Mais, comme l’histoire de Turing est dingue, et que c’est assez frappant de voir la différence qu’il y a entre ce qu’il a fait et ce qu’on lui a fait : j’invente l’informatique, je sauve le monde, je raccourcis la guerre de deux ans, j’évite des millions de morts en décodant le code nazi, et à l’inverse, on me laisse m’empêtrer dans une histoire de petit copain dans laquelle je me suis mis moi-même, mais peu importe, on me laisse condamner. On me condamne à ce traitement, à ce choix incroyable entre deux ans de prison et la castration chimique : à la prise de médicaments comme font les hommes qui veulent devenir des femmes avec un impact sur le physique quand même très fort. Et on l’empêche d’exercer son métier de prof à Manchester en Angleterre, on l’empêche d’être au contact des élèves , des étudiants, on le laisse chez lui crever tout seul et se suicider. C’est fou quand même...

Et donc je pense que la pièce, d’abord, elle apprend des choses aux gens : il y a des gens qui viennent parce qu’ils aiment l’histoire, il y a des gens qui viennent parce qu’ils veulent comprendre d’où vient l’informatique, comment ce type a pu inventer l’idée d’une machine qui pense, qu’on peut programmer avec une forme d’intelligence avec ce qu’on a tous aujourd’hui dans nos poches avec les smartphones. Et puis, il y des gens aussi qui viennent pour le côté plus humain : Pourquoi à partir du moment où quelqu’un est différent mais que ce soit dans une différence de pensée, d’habillement, de sexualité, d’opinion politique, de n’importe quoi, pourquoi à partir du moment où quelqu’un ne pense pas comme la majorité est-ce qu’au lieu de trouver cela enrichissant, de se dire « tiens, il est différent », ce qui est plutôt enrichissant, c’est plutôt intéressant... pourquoi est-ce que de tout temps, on a jugé que c’était infamant, dangereux, ridicule, et que ça pouvait susciter de la violence ou de la moquerie ? Et la pièce aussi donc questionne ça.

Peut-être que si elle a marché, si elle marche si bien, c’est parce que ça a beau être quelque chose qui s’est passé en 1952, c’est à la fois loin et à la fois pas si loin. Mais je pense que ça entre en résonance avec des thématiques d’aujourd’hui, ne serait-ce que la guerre qu’on voit aujourd’hui en Europe et la façon dont Poutine se comporte, sans faire de comparaisons trop audacieuses. Mais quand on écoute la pièce, ça peut quand même faire penser à ce qu’il s’est passé à l’époque : j’envahis, j’annexe, je veux dominer, je suis prêt à tuer pour ça. L’informatique aujourd’hui, on est habitué à vivre avec mais en même temps plein de gens se posent des questions sur l’intelligence artificielle : jusqu’où ça va aller ? Est-ce que les machines ne vont pas nous remplacer ? Toutes ces questions-là... Et puis, et j’ai envie de dire malheureusement aussi, on a gagné plein de droits depuis et, aujourd’hui, on ne condamne plus les homosexuels en Europe mais il y a plein de pays notamment au Moyen-Orient ou en Asie, en Indonésie où c’est non seulement interdit mais même puni de mort. Et il y a encore... par exemple, en Iran, si des gars sont surpris en train de se faire un bisou, ça ne passe même pas par la case « jugement », ça passe par la case "on te prend, on appelle tout le village, on te monte en haut d’une tour et on te balance d’en haut devant tout le village pour te regarder t’écraser en bas". Voilà comment on traite simplement deux personnes qui s’aiment mais pas de la façon jugée convenable.

Je trouve que ces trois raisons : comprendre une page de l’histoire, comprendre l’origine de l’informatique et s’interroger sur comment je regarde la différence des autres : est-ce que je m’en moque ? est-ce que je l’accepte ? Et aussi comment je gère mes propres différences, c’est-à-dire quand j’ai envie de penser différemment, de m’habiller différemment, si il m’arrive d’avoir envie d’aimer différemment, est-ce que j’ai la force de le revendiquer ? ou est-ce que par peur du regard des autres, je vais me fondre dans la masse voire taire des choses que je peux ressentir ? Je pense que toutes ces questions-là qui sont fortes et qui sont très complémentaires font que peut-être aujourd’hui, c’est la raison pour laquelle des profs décident d’étudier la pièce en classe et c’est sans doute la raison pour laquelle l’éditeur Nathan a édité le texte en manuel scolaire… Ce qui, quand on rembobine tout depuis ce que je vous raconte et cette idée de faire la pièce, est dingue parce que, moi, je n’aurais jamais imaginé me retrouver comme ça devant des élèves.


Lou : Mais justement, votre pièce, La Machine de Turing, il me semble qu’elle a eu beaucoup de succès, vous avez eu un Molière pour ça… ?


Benoit Solès : Alors la pièce, elle en a reçu quatre : il y a eu le Molière du meilleur spectacle,de la meilleure mise en scène, du meilleur auteur et du meilleur acteur. Donc moi, j’ai eu les deux derniers. Mais au-delà de ça, il y a vraiment eu une adhésion… on l’a jouée ici à Saint-Gaudens avant le confinement mais on l’a jouée beaucoup, beaucoup, beaucoup. Je la jouais encore hier soir à côté de Lyon et avant-hier, on jouait la pièce qu’on joue ce soir à Saint-Gaudens mais la pièce, moi, Turing, je l’ai déjà jouée plus de six cent cinquante fois… (Réactions dans la salle : « Waouh… C’est énorme ! ) C’est beaucoup, c’est beaucoup mais ça passe bien parce qu’après Avignon, on a repris la pièce à Paris. C’est déjà un succès, une pièce d’Avignon qui arrive à Paris, c’est déjà une réussite après il faut qu’elle dure à Paris… Parfois elle dure deux, trois mois, t’es très content et puis tu passes à autre chose. Mais là, elle a bien marché. Puis, il y a eu les nominations aux Molières, et puis on les a tous gagnés, et puis ça s’est prolongé, et puis on a fait une tournée vraiment où on la joue partout. On est même allé la jouer, tu vois, jusqu’en Nouvelle Calédonie. En novembre, on va la jouer aux Etats-Unis, en français, toujours. Et, elle continue de se jouer à Paris. Ce soir, elle se joue à Paris dans un théâtre et elle s’est traduite dans une dizaine de langues. Et elle se joue en ce moment en Allemagne, en Grèce, elle se termine en Espagne. Elle va se jouer au Brésil, en Argentine, au Canada... Pour un truc qui est parti dans un tout petite théâtre d’Avignon, c’est…


Lou : Incroyable


Benoît Solès : Oui. Oui, oui, c’est incroyable. C’est le mot. (Rires)


Emy : Vous avez une préférence entre le théâtre et le cinéma ?


Benoit Solès : Ouais, alors, du cinéma j’en ai fait très, très peu. J’ai fait des apparitions dans des films que faisaient des copains. Moi, vraiment, vraiment, vraiment, je préfère le théâtre. Parce qu’il y a cette espèce de rapport comme ça de jouer en direct. Même ce côté un peu « risques », quoi. Enfin, je ne sais pas... si je devais faire un parallèle un petit peu audacieux et personnel, c’est comme entre jouer une vraie compétition de foot par exemple devant du public : avec des vrais adversaires et des vrais partenaires aussi, par rapport à jouer à la console. Voilà, pour moi, il y a un côté en vrai, il y a un côté plus difficile. Il y a un côté plus risqué, parce que c’est pour de vrai. Alors, après, le cinéma, c’est un art, c’est magnifique, il y a des films extraordinaires et tout ça... Mais, par rapport à la performance d’acteur, le fait de jouer le rôle en continu, pendant une heure, deux heures, comme ça, quitte à devoir te vautrer, avoir un trou, devoir récupérer un machin... Il y a quelque chose : avoir le ressenti du public. Il y a quelque chose que moi je trouve chouette, alors que au cinéma, c’est très technique, t’es vachement soumis à la technique parce que si on tourne par exemple la scène qu’on est en train de faire là, ça va être la caméra comme ça, puis on va faire ça, et on va viser sur toi : gros plan, très gros plan… Si tu te trompes, c’est pas grave, on refait tout de suite. Et c’est autre chose. Au final, c’est un truc magnifique et je ne dis pas que c’est facile à faire mais moi j’adore les planches, ce côté un peu… comme je disais tout à l’heure, ce côté un peu artisanal où on prend le train, on va jouer, on reprend la bagnole, on va jouer ailleurs, le décor est dans le camion. Il y a une vie un peu de saltimbanque qui me convient bien, que j’aime bien.


Emy : Est-ce que c’est difficile d’enchaîner les représentations, etc. ?


Benoît Solès : Alors… Le rythme qu’on a, nous, en ce moment, il est pas mal. Tu vois, par exemple, cette semaine : mardi je jouais La Machine de Turing à Compiègne au Nord de Paris, mercredi je jouais mon autre pièce la Maison du loup à Douai dans le Nord, hier je jouais Turing à Lyon, ce soir c’est la Maison du loup à Saint-Gaudens, demain je remonte à Paris pour jouer à côté de Paris et, même dimanche, en matinée après avoir voté on va jouer. Donc c’est beaucoup de transports, beaucoup de vie à l’hôtel, on passe sa vie dans le train. Je peux te dire qu’à la SCNF, je sais qu’ils se demandent qui est le dingue qui sillonne la France. C’est moi, avec Aliénor. C’est Aliénor qui m’accompagne sur les routes depuis tous ces mois.

Et quand je ne suis pas sur scène en province, je reviens jouer à Paris. Donc c’est une espèce de vie de dingue, c’est fatiguant mais ce n’est pas l’usine non plus. Même si, de temps en temps, je me plains en disant « Je suis crevé... », en vérité c’est le rêve parce qu’on joue, on a la chance de jouer. Il y a plein de copains, comme je le disais au tout début, qui voudraient faire ce métier mais qui ne travaillent pas parce que c’est dur, il n’y a pas de travail pour tout le monde. Donc, c’est un peu crevant en ce moment et en même temps, c’est le rêve absolu parce qu’on joue beaucoup et parce que c’est ce que j’ai toujours voulu faire. Donc ça va mais c’est une vie particulière. C’est-à-dire que c’est une vie assez décalée par rapport à plein de gens. Par exemple, moi j’ai pas mal de copains qui travaillent dans la restauration : tu sers les gens, quand les gens qui ont des vies normales viennent déjeuner ou sortent dîner, toi tu bosses. Moi, souvent quand les gens rentrent du bureau, moi, je pars à mon bureau à moi. Donc, c’est une vie un peu décalée, on joue le soir, on sort de scène, il est souvent dix heures, onze heures du soir, on va dîner, il est minuit… Et parfois, on se lève le matin parce qu’on peut faire de la synchro, doubler des acteurs américains, avoir un tournage ou avoir d’autres boulots pour pouvoir mieux gagner sa vie ou faire d’autres choses par plaisir. Moi, j’ai un mandat, je suis élu à la région Île de France, je suis conseiller régional d’Île de France, je m’occupe du spectacle vivant, du théâtre du cinéma mais parfois c’est des journées de réunions... Donc, c’est une vie assez intense.


Emy : Vous avez une anecdote à nous partager de quelque chose qui vous est arrivé avant, pendant ou après un spectacle ?


Benoît Solès : Je ne sais pas si je vais en trouver une... il y en a plein. Celle qui me revient là, c’est le mois dernier, parce que ça fait échos à ce que je racontais. Le mois dernier, on s’est pas mal baladé aussi, on était en Bretagne, en Corse et on est allé jouer presque d’une semaine sur l’autre à Tel-Aviv en Israël, où c’était assez fort de raconter cette histoire parce que c’est un pays qui était en guerre récemment. Et la semaine d’avant, on était à Casablanca au Maroc, pays où l’homosexualité notamment est encore illégale. Et donc on s’est retrouvé à jouer la pièce là-bas. Le fait que les gens nous disaient : « Vous jouez une pièce là-dessus : on vous a laissé l’autorisation ? La censure n’a rien dit ? - Non, c’est passé de justesse. » On était presque dans la même situation que Turing à l’époque. C’est-à-dire qu’au Maroc, il y a des gays comme partout, simplement, il ne faut pas le dire, il ne faut pas le montrer, il faut se cacher : c’est-à-dire exactement la situation de Turing à l’époque. Et, du coup,ça donnait à la pièce un espèce de truc, autant dans le public que sur scène, on sentait une espèce d’électricité, parce que comme quoi on était au bord de l’illégalité. Et avant de jouer, on était allé faire le journal de 20 heures du Maroc où j’étais invité, où la journaliste a dit : « Il ne faut pas prononcer « le mot », on va en parler, on va parler de «préférence» mais il ne faut pas dire le mot ! » Car, si vous dites le mot, c’est la taule. Si vous dites le mot sur le plateau du JT, c’est pas possible. Donc ça, c’était quand même…, c’est pas exactement une anecdote de scène… Mais ,avec mon partenaire de scène, Amaury, quand on jouait des moments où Turing avoue, comme ça, ce qu’il est, quitte à en assumer le prix, ça prenait un poids assez dingue.

Après, pour des anecdotes plus légères, il arrive évidemment très souvent qu’il y ait un petit incident, un extrait de texte qui t’échappe mais on s’en sort toujours parce que, ou le copain t’aide ou tu te débrouilles, mais ça fait partie du jeu : quand tout à coup quelqu’un t’interpelle ou quand il se passe un truc : un décor qui tombe… Souvent même, j’aime bien même m’en servir pour rebondir et continuer en intégrant l’accident. Dieu merci, je touche du bois, il ne m’est encore jamais arrivé de truc horrible où tu fonds, tu ne sais plus quoi dire…


Emy : Vous jouez la Maison du Loup ce soir à Saint-Gaudens ce soir, pouvez-vous nous en faire un résumé ?


Benoît Solès : C’est la pièce que j’ai écrite après la Machine de Turing, rien à voir. Mais il y a des points communs : ça parle là-aussi d’un homme qui a existé. Ce n’est plus un scientifique, c’est un écrivain, il n’est pas anglais, il est américain, il s’appelle Jack London. C’est un écrivain qui a écrit des bouquins que vous devez connaître comme Croc-Blanc ou l’Appel de la forêt. Il y a eu là-aussi une adaptation au cinéma avec Omar Sy qui est sortie il n’y a pas très longtemps. La pièce raconte un peu la vie de Jack London, ses voyages, ses expéditions… C’était un gars incroyable qui était d’origine très, très modeste, qui n’avait pas accès à l’instruction et qui a voulu par l’étude, la lecture, vraiment s’élever dans la société et qui y est parvenu notamment par l’écriture. C’est aussi un aventurier qui a beaucoup voyagé, et dans ses livres il raconte ses voyages : comment il allait chasser dans les mers en Corée ou comment il allait chercher de l’or au Canada. Et de là il a ramené toutes ses histoires . Et la pièce le prend à la fin de sa vie, autre point commun avec Turing, il meurt à quarante et un ans, jeune… en tout cas pour moi, oui. Et à la fin de sa vie, il s’est mis un peu à picoler et comme il a obtenu tout ce qu’il voulait, notamment l’argent et la réussite, mécaniquement, il ne trouve plus de sujets pour écrire parce que ses sujets d’écriture, c’était la révolte sociale, mais quand il y est lui-même arrivé, il a du mal à écrire et donc la pièce raconte ce moment, une nuit dans sa vie, où sa femme va lui faire rencontrer un type que je joue, parce que là je ne suis pas Jack London, et qui sort de prison, qui a été torturé en prison, parce qu’on le jugeait dingue, il devait notamment porter une camisole de force, un truc horrible dans lequel tu ne peux pas respirer. Et lui, pour supporter la douleur, ce prisonnier, il a appris à s’auto-hypnotiser pour faire une espèce de transe pour s’évader de son corps. Il était complètement serré là-dedans et pour supporter la douleur, il a voyagé dans sa tête. Et ce type vient raconter son histoire à Jack London et Jack London va s’emparer de cette histoire pour écrire son dernier livre qui va provoquer une réforme du système pénitentiaire et l’abandon de ce système de torture. La pièce raconte : la difficulté d’écrire, un couple qui reste soudé dans la difficulté et puis la vie de ce gars que je joue qui a pas mal morflé mais qui s’en est sorti quand même. J’ai écrit pendant le confinement donc il y a aussi ce côté symbolique de comment on peut s’évader même en étant enfermé par l’imaginaire, la lecture, l’art, voilà… Et donc c’est une pièce qui est différente de Turing dans l’atmosphère mais qui raconte aussi des thèmes comme ça qui nous touchent notamment la supériorité, je dirais, de l’esprit sur le corps puisque Turing était un sportif aussi, il était marathonien mais ses travaux l’ont rendu éternel et Jack London, toute sa vie a prêché le culte du corps, le sport, la compétition et la loi du plus fort et puis, finalement, à la fin, il se rend compte que la puissance de l’esprit compte. Voilà.


Lou : Bien, écoutez, merci Benoît Solès.


Benoît Solès : Merci.



Interview par Lou Auvray et Emy Joyeux avec l'aide de Violette Manchec De la tour

Retranscription par Sofiane Sfaxi et Emilie Colipca avec l'aide de Mme Gilleron



Crédits photos Mme Migliorero




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